Jacques Lanxade

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Amiral de la marine nationale française, ancien chef d’Etat-Major particulier du président de la République François Mitterrand, ancien chef d’Etat-Major des armées françaises


Le choc des civilisations

A la fin de la Guerre Froide, nous avons cru entrer dans un âge d’or des relations internationales. Pour les uns, nous vivions la fin de l’Histoire, tandis que pour d’autres nous pouvions désormais toucher les dividendes de la paix. Trente ans plus tard, force est de constater que l’évolution de la situation n’a pas été celle espérée, et qu’au contraire, nous sommes aujourd’hui confrontés à une montée de la violence dans un monde de plus en plus complexe.

Les causes de ce changement de perspective sont connues : excès de la mondialisation, dérèglement climatique, migrations, et encore, crise du monde arabo-musulman et développement du terrorisme. Le monde multilatéral qui avait commencé de s’établir a d’abord fait place à l’unilatéralisme américain qui a atteint son apogée en 2003 avec la guerre d’Irak. Ensuite, la montée des nationalismes, liée à celle des populismes, a pris le relai pour entrainer la communauté internationale vers un monde où s’affrontent des pôles de puissance, c’est-à-dire vers la multipolarité.

Le monde occidental a perdu son leadership et sa conception de la démocratie, qui se voulait universelle, est aujourd’hui contestée. L’Union Européenne, qui pensait demeurer la référence démocratique, est aujourd’hui ébranlée par l’apparition de régimes populistes qui trouvent un soutien auprès de la Russie. Le premier ministre hongrois en est le théoricien, qualifiant son régime de démocratie « illibérale ». Mais c’est surtout la dérive nationaliste de l’actuel président américain qui accélère la perte d’influence de l’Occident.

La crise très grave, qui oppose l’Iran à l’Arabie saoudite sous couvert d’un affrontement entre chiites et sunnites et ensanglante le Proche et le Moyen Orient, ajoute à la tension mondiale par la diffusion des thèses salafistes et la propagation du terrorisme.

Cependant, c’est la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine qui représente désormais le risque majeur du futur. La lutte entre ces deux superpuissances est à la fois une opposition entre deux empires aux visées nationalistes et un conflit entre deux formes de civilisations.

Elle pourrait dramatiquement s’étendre du domaine économique à d’autres domaines comme la mer, l’espace ou encore le numérique, voire à la guerre.

Malraux a écrit « le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas » mais en réalité ce siècle pourrait bien être celui du choc des civilisations d’Huntington.

 

 

Jacques Lanxade, Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Amiral de la marine nationale française, ancien chef d’Etat-Major particulier du président de la République François Mitterrand, ancien chef d’Etat-Major des armées françaises

 

Jean-Yves Le Drian

Président du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères


Les Européens doivent maîtriser leur destin

Nous assistons aujourd’hui à la montée au niveau mondial d’un mouvement de repli nationaliste.

Contre toutes les leçons du XXe siècle, des puissances s’emploient à défaire un à un les acquis du multilatéralisme, allant jusqu’à remettre en cause les principes et les institutions qui fondent la vie internationale depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Paradoxalement, ces assauts contre la coopération, le dialogue et les normes internationales sont lancés, alors que tous les Etats du monde se trouvent confrontés à des défis qui, parce qu’ils ont un caractère global, appellent des réponses collectives : le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité, l’hyper-violence terroriste, le risque de guerre commerciale, la révolution numérique, les menaces d’escalade et de guerres entre Etats, ou encore les migrations.

Encore ébranlée par le Brexit, soumise aux vents mauvais du populisme, l’Europe n’est pas épargnée. Pourtant, le repli sur soi n’aurait qu’une issue pour les Européens : l’affaiblissement de nos nations. Comment, en effet, pourrions-nous faire face à la mondialisation en renonçant aux instruments qui garantissent notre souveraineté commune ? Si, en revanche, les 500 millions d’Européens parlent d’une même voix, qui peut douter qu’ils sont de taille à se faire entendre sur la scène internationale ? C’est un fait : seule une Europe forte nous permettra de défendre nos intérêts nationaux. L’addition des nationalismes, elle, ne fera jamais un projet collectif assurant aux Européens la maitrise de leur destin. Elle ne conduirait qu’à une Europe divisée, faible et ballotée au gré des jeux d’influence que se livrent les géants du moment. Elle nous condamnerait, nous les Européens, à sortir de l’histoire.

L’Européen de cœur et de conviction que je suis et ai toujours été refuse catégoriquement cette approche. Au contraire, si nous ne voulons pas voir tout ce à quoi nous tenons emporté dans ce mouvement insensé, nous devons, plus que jamais, combattre les fausses promesses des marchands d’illusions, leur opposer les valeurs d’ouverture, de solidarité et de respect qui ont fait les belles heures de notre histoire et sont aujourd’hui encore la clef de notre avenir et surtout continuer à bâtir une Europe qui sache s’affirmer sur la scène internationale au bénéfice de nos concitoyens.

 

Jean-Yves Le Drian, Président du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères

Émilie Aubry

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Journaliste, France Culture : « L’Esprit public »,  ARTE : « Le Dessous des Cartes »


Donner à comprendre pour ne plus avoir peur

L’époque que nous vivons m’évoque souvent cette scène du film Le Magicien d’Oz, réalisé par Victor Fleming en 1939, lorsque l’héroïne, une petite fille prénommée Dorothy (et interprétée par Judy Garland) s’accroche aux murs de sa petite maison du Kansas, laquelle est emportée par une tornade, bringuebalée dans un ciel chaotique avant d’atterrir dans l’inconnu semé d’embûches du pays d’Oz.

Ainsi va l’occident en ces temps agités : indépendantistes catalans, brexiteurs, gilets jaunes, se cramponnent à leur « lieu familier », à leur « small is beautiful », s’accrochent à leurs identités, catalane en Espagne, insulaire en Grande-Bretagne, territoriale en France, dans l’angoisse de l’atterrissage définitif dans le nouveau monde.

Un nouveau monde dont le centre glisserait progressivement de l’occident vers l’orient, où les règles du jeu mondial seraient revues et surtout mouvantes, où il deviendrait impératif de savoir jongler avec les nouveaux codes de la mondialisation et du numérique.

Faudrait-il dès lors se résigner à cette dichotomie fondamentale du monde qui vient, telle que théorisée par l’essayiste anglais David Goodhart : un monde partagé entre les « anywhere » et les « somewhere » ?

- « les gens de n’importe où » : très instruits et très mobiles ne craignant ni la nouveauté, ni le changement car dotés « d’identités portatives »

-et le « peuple de quelque part » moins éduqué, plus enraciné et ancré dans des valeurs, un territoire, une communauté, attaché à une culture, se percevant comme victime de la mondialisation, de l’intégration européenne ou de l’immigration de masse et se sentant dans une sorte d’insécurité permanente.

Je ne me résigne pas à ce nouveau clivage et voudrais croire que « la géopolitique pour tous », (c’est-à-dire une culture géopolitique, par les livres, les revues, les médias, l’Education…) est l’une des clefs pour en sortir : donner à comprendre pour ne plus avoir peur.

 

 

Émilie Aubry, Membre du Prix du Livre de Géopolitique, Journaliste, France Culture : « L’Esprit public »,  ARTE : « Le Dessous des Cartes »

Frédéric Encel

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Docteur en géopolitique de l’Institut français de Géopolitique (Paris 8) habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Lauréat du Grand prix de la Société de Géographie


Face aux replis nationalistes…

Le patriotisme est une chose, le nationalisme en est une autre. Dans le premier cas le citoyen s’engage volontiers pour ses compatriotes et entretient une haute idée de l’intérêt collectif. Lorsqu’il a la chance de vivre – comme sous notre République – en démocratie, il rend au régime qui préside aux destinées de l’Etat ce qu’il lui a prodigué d’éducation, de soins, et de protection en le soutenant moralement et en le faisant vivre par ses actions civiques. Dans le second cas, il pratique le chauvinisme, le rejet du compromis au profit des seuls intérêts et identités (réels ou mythifiés) de son pays ou de son clan, la quête complotiste d’un bouc-émissaire et, souvent, préconisera l’usage de la violence voire de la guerre sans que la légitime défense puisse être sérieusement invoquée. Le XXè siècle fut hélas celui des nationalismes exacerbés (ainsi que des totalitarismes staliniens et maoïstes) avec leurs cortèges macabres de conflits meurtriers et de génocides.

Cette année encore, alors que sur tous les continents remonte en puissance un nationalisme mâtiné d’instrumentalisation religieuse, le Jury du Prix du Livre géopolitique honorera un ouvrage géopolitique éclairant. Fondé et animé par Luce Perrot et présidé par le Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, ce Prix récompense non seulement la réflexion géopolitique d’auteurs talentueux, mais encore leur modération et honnêteté intellectuelle.

Car la géopolitique, dont le courant de pensée français fut bâti par le géographe Yves Lacoste – récipiendaire du tout premier Prix spécial du Jury voilà cinq ans déjà – consiste certes à décrypter les rivalités de pouvoir sur des territoires, mais en tenant prioritairement compte des représentations. Or que sont ces perceptions identitaires et collectives présentes sur des « temps longs » braudéliens sinon des passions, des haines, des craintes ou des espoirs, autrement dit des sentiments humains ? Le Prix du Livre géopolitique démontre aussi cela : on peut faire de la géopolitique sans cynisme ni nationalisme, mais avec humanisme et patriotisme.

Frédéric Encel, Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Docteur en géopolitique de l’Institut français de Géopolitique (Paris 8) habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Lauréat du Grand prix de la Société de Géographie

Antoine de Tarlé

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Président du directoire des Editions Ouest France


La civilisation européenne doit survivre

Depuis 1945 et au fil des décennies, les Européens ont vu émerger une ère de paix et d’échanges, bâtie autour de valeurs communes. C’était la nouvelle incarnation  d’une véritable civilisation européenne héritière des Lumières et des idées démocratiques portées depuis le 18ème siècle par la Grande Bretagne et la France.

En 1989, la chute du bloc communiste a mis un terme à la division du continent et a permis aux citoyens européens d’étendre à l’Est ces valeurs qui concernaient désormais 5OO millions d’individus.

Trente ans plus tard, les nuages s’accumulent au-dessus de ces sociétés qu’on pensait soudées par un même idéal démocratique et humaniste. Comme l’avait craint à l’époque le grand philosophe britannique  Isaïah Berlin, les nationalismes ont redressé la tête. Au nom d’un retour à un passé qui n’a jamais existé, des dirigeants populistes défendent dans la plupart des pays membres les principes de la « démocratie illibérale » nourris de xénophobie et affirment leur soutien à deux parrains peu bienveillants, Trump et Poutine.

Pourtant, rien n’est perdu. Les dernières élections au Parlement européen ont montré qu’une majorité des peuples restait profondément attachée à une civilisation européenne protectrice de la liberté et de la fraternité. En se mobilisant pour l’écologie, les jeunes prennent le relais. A n’en pas douter l’Europe restera un modèle et surmontera les défis nationalistes.

 

 

Antoine de Tarlé, Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Président du directoire des Editions Ouest France

François d’Orcival

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, membre de l’Institut, membre de l’Académie des Sciences Morales et politiques, éditorialiste à Valeurs actuelles et au Figaro Magazine


Tout soldat est un géographe

 

La première chose qu’un chef apprend à ses soldats, c’est à observer. L’arbre, le cours d’eau, le talweg, le pli du relief, la courbe des niveaux, bref, la carte. Ce que le soldat ne voit pas, il cherche un moyen de le voir, grâce à la tour, au ballon, à l’avion, au satellite, au drone. Il ne cesse de porter son regard aussi loin qu’il le peut. Ses mouvements en dépendent, c’est-à-dire sa tactique, qui n’est qu’un élément d’une stratégie qui lui échappe. Il est géographe par nature, même sans le savoir.

Dans les premières années du siècle dernier, un honorable député britannique nommé James Bryce allait de société de géographie en société de géographie prononcer des conférences pour expliquer  que ce qui était méconnu jadis était devenu « un axiome universellement admis », à savoir que l’histoire militaire d’un pays ne pouvait s’écrire « sans en connaître les rivières, les montagnes, les lignes de communication par terre et par eau ». Ce qui signifie que jusque là, on n’en avait pas tout à fait conscience. Et pourtant, Napoléon avait bien dit que la politique d’un Etat était dans sa géographie. Mais faisait-on le lien ?

L’un des pères de l’école française de géographie, Yves Lacoste, raconte une anecdote que lui avait confiée Fernand Braudel. Celui-ci, tout jeune agrégé d’histoire-géographie en 1923, s’était rendu auprès d’Emmanuel de Martonne, digne professeur de géographie en Sorbonne et gendre du célèbre Vidal de la Blache, pour lui proposer un sujet de thèse : « Sur les frontières de la Lorraine ». Martonne l’avait renvoyé à ses études d’un « Ce n’est pas de la géographie, au revoir monsieur ! »… C’est dire si l’on était encore loin de concevoir ce que l’on désignerait par géopolitique, cette relation réciproque existant entre géographie, histoire et politique. Par exemple, cette observation si évidente aujourd’hui qui ne l’était peut-être pas hier, et toujours d’Yves Lacoste : « Toutes les entreprises coloniales ont d’abord été des entreprises géographiques ». C’est bien sur des cartes que se lisent les empires. 

François d’Orcival, Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, membre de l’Institut, membre de l’Académie des Sciences Morales et politiques, éditorialiste à Valeurs actuelles et au Figaro Magazine

 

Leïla Seurat

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Docteure en Sciences politiques (Sciences Po Paris) et chercheure associée au Centre de Recherches Internationales (CERI)


La Palestine comme miroir des conflits asymétriques

Depuis la fin du conflit bipolaire, la guerre asymétrique domine le champ des études de la guerre. Dans ce combat « du faible au fort », les mouvements de guérilla se révèlent capables d’infliger de véritables déroutes militaires à des armées régulières grâce notamment au recours à de puissants discours idéologiques. Ceci ne saurait faire oublier l’idéologie qui sous-tend le concept de guerre asymétrique lui-même qui construit un continuum artificiel entre guerres d’occupation coloniales, guerres de libération et lutte contre le terrorisme. C’est ainsi que le conflit israélo-palestinien est devenu le paradigme dominant de cette littérature confirmant, si cela était encore nécessaire, que la Palestine reste le dernier bastion du combat anti-impérialiste. Indéniablement, le conflit israélo-palestinien est le plus à même d’illustrer les évolutions contemporaines du conflit dit « asymétrique » : alors que les guérilleros utilisaient la population comme arbitre, les populations civiles apparaissent désormais comme les véritables acteurs de la contestation.

La « grande marche du retour » qui ponctue le quotidien des Gazaouis depuis mars 2018 donne ainsi à voir une mobilisation des foules mettant en exergue l’aspect légal et non violent de la lutte, à rebours de la vision classique de la guerre asymétrique selon laquelle le conflit du « faible au fort » ignorerait les règles inhérentes au droit de la guerre. Moins singulier qu’il n’y paraît, le cas palestinien nous invite également à nous pencher sur les transformations contemporaines des pratiques de la négociation où le fait de négocier devient une fin en soi et non plus un moyen.

Dans le conflit le plus intrinsèquement lié à la question de la négociation où on discute sans succès des conditions d’édification d’un État depuis presque trente ans, cet exemple peut éclairer les échecs d’autres négociations et nous invite ainsi à relire les approches classiques de la guerre asymétrique à travers non seulement le prisme de la sociologie des relations internationales mais aussi celui de la sociologie des mobilisations.

Leïla Seurat, Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Docteure en Sciences politiques (Sciences Po Paris) et chercheure associée au Centre de Recherches Internationales (CERI)

Louis Gautier

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Conseiller maître à la Cour des comptes, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien Secrétaire général de la Défense et la sécurité nationale (2014-2018), Chargé de mission sur la défense européenne par le Président


Les nations en partage et l'Europe en commun

Que peuvent encore exprimer pour un Européen, « nationalisme » et « civilisation », ces deux notions fatiguées par  l’histoire et vieilles de plus de deux cents ans ? L’exaltation du sentiment national au départ émancipateur fut la cause de deux conflits mondiaux avec à la clef ce jugement sans appel : « Le nationalisme c’est la guerre » ! Quant au terme de civilisation, qu’il désigne un « monde », un « siècle » ou un « empire », quelle qu’en soit l’acception, il induit l’idée du dépassement de la nation, tantôt par le rayonnement, tantôt par la conquête et la domination. Que de crimes furent alors commis en ce nom !

 Criblé par ce passif, le nationalisme d’un Orban ou Salvini, n’est idéologiquement pas en mesure de beaucoup prétendre et c’est un moindre mal. Il obéit à des logiques d’involution, de déconstruction et de régression. Le mouvement  national-populiste qui déferle sur l’Europe n’est, en effet, porteur d’aucune réelle volonté d’affranchissement (on ne quitte pas l’Euro) ou d’émancipation (on ne quitte pas l’OTAN), d’aucun grand projet collectif sinon celui du repli sur une réalité nationale défunte ou fantasmée. Il n’exprime que de pauvres valeurs rabougries et des revendications identitaires que personne ne contesterait si elles restaient respectueuses du droit d’autrui. Mais en désignant comme bouc émissaire l’Union européenne et en cherchant à en bloquer le progrès, ces gouvernements populistes empêchent, en revanche, de déverrouiller ce qui constitue le point de butée de la construction européenne : son déficit démocratique. En vulnérabilisant l’Union, ils l’empêchent, en outre, de jouer un rôle plus protecteur. Partant, ils fragilisent absurdement leur propre sécurité et celle de leurs voisins.

Pour les pères fondateurs, la construction européenne n’était envisageable qu’en dépolitisant et en dénationalisant son projet. Ce qui, au début, était une condition sans doute nécessaire est cependant devenu un parti pris non viable au fur et à mesure des transferts de compétences et de souveraineté. De là vient que, de crise en crise, depuis bientôt quinze ans, l’Union se délite sous nos yeux. A chaque fois, l’élément déclencheur concerne des domaines régaliens dans lesquels les positions des Etats ne parviennent pas à suffisamment converger, qu’il s’agisse de la zone euro, de l’espace Schengen ou de la politique étrangère, de défense et de sécurité. C’est donc là qu’il faut travailler à mieux coopérer.

L’Europe désormais, c’est en fonction du monde qu’il faut la faire, non de façon nombriliste à partir d’un modèle autocentré et auto-référencé et, encore moins de façon passéiste, en touillant dans la vieille gamelle des nationalismes. Face aux menaces pesant sur l’intégrité, la sécurité et la stabilité de l’UE, les Etats membres ont de plus en plus besoin de renforcer leurs réponses collectives. Faute de volonté et d’accord, face à la Chine, à la Russie mais aussi aux Etats-Unis, ils défendent mal leurs intérêts communs. Ils seraient, en outre, incapables de gérer une crise majeure de sécurité déclenchée à l’intérieur de l’Union ou dans sa périphérie. Là sont les vrais enjeux. S’ils restent désunis et l’arme au pied, les Européens sont assurés d’être les grands perdants d’un XXIème siècle qui n’est certainement pas prêt à leur faire des cadeaux. Nations et civilisation européennes se conjugueront au passé.

Louis Gautier, Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, Conseiller maître à la Cour des comptes, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien Secrétaire général de la Défense et la sécurité nationale (2014-2018), Chargé de mission sur la défense européenne par le Président

Anne-clémentine larroque

Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, analyste et assistante spécialisée au Terrorisme, Service Action Publique anti-terroriste au Parquet Général de la Cour d’Appel de Paris


Civilisations et replis identitaires

Le XXe siècle a fait prendre conscience à l’Occident, lauréat auto-proclamé des grandes œuvres civilisationnelles, que désormais, il était mortel.

En 1918, Paul Valéry annonce cette prise de conscience dans la Crise de l’Esprit. 101 ans plus tard, Amin Maalouf révèle que ce naufrage occidental a touché d’autres civilisations, précisément la sienne, celle du Levant. Les grandes crises d’un Levant qui se couche, cristalliseraient depuis 1979 les mêmes symptômes de fractures et de décompositions que l’Europe du milieu du XXe siècle. Alors comment sortir du chaos et de l’état de guerre?

A bien y réfléchir, la guerre ne compromet pas une civilisation, elle en marque la fin certes, mais elle en trace aussi les contours, générant de nouvelles identités. Elle permet de préciser à terme, leur délicate mise en dialogue. Elle pousse ainsi les chefs d’état en guerre, les partisans, les centurions à regarder le pire pour sauver le meilleur.

Non, les civilisations ne meurent pas de la guerre mais par la guerre. Elles s’éteignent lorsqu’elles perdent leurs capacités à mettre en musique différents langages, différentes cultures et surtout différentes identités. Elles disparaissent quand elles ne permettent plus d’assimiler les barbares et leurs idéologies, et que ceux-ci parviennent au contraire, au-delà de leur mise en question, à imposer un ton, définitif et sans lumière, par la terreur en général.

Le point de bascule s’amorce quand le conservatisme des identités détruit la communion des langages. La mondialisation et l’affolement du monde qu’elle engendre continuellement, ont servi les civilisations en harmonisant certaines de leurs pratiques. Mais les ont-elles nourries et poussées à poursuivre leur évolution intrinsèque ? Cette nuit qui tombe sur le Levant ne saurait éclipser toutes les zones d’ombre qui s’abattent sur les hommes du monde entier.

La conscience d’un « nous » fédérateur s’est abîmée au profit de la montée des populismes, des tweets de Donald Trump et des inégalités. Paradoxalement, les hommes n’ont jamais vécu aussi longtemps et n’ont jamais su autant de choses. Alors la civilisation pourrait survivre, à la seule condition que la connaissance puisse réhabiliter un unique territoire, celui de l’Autre.

Anne-Clémentine Larroque, Membre du Jury du Prix du Livre de Géopolitique, analyste et assistante spécialisée au Terrorisme, Service Action Publique anti-terroriste au Parquet Général de la Cour d’Appel de Paris

François Bazin

Secrétaire général du Prix du Livre de Géopolitique, Essayiste, Editorialiste au Nouveau Magazine Littéraire


Quand la géopolitique rencontre le rêve et l’imaginaire

En 2018, le jury du Prix du Livre de Géopolitique a couronné Stephen Smith pour une enquête décapante et dérangeante sur les flux migratoires venus d’Afrique. Cette année-là, une mention spéciale a été également accordée au Retour à Lemberg de Philippe Sands, voyage vertigineux dans les coulisses du crime et du droit. A quoi sert la géopolitique ? A lire le monde, tout simplement. Celui qui fut, celui qui vient. Celui dans lequel nous vivons et qu’il faut savoir décrypter si l’on ne veut pas remettre notre destin entre les mains de la seule fatalité. Pour 2019, je ne prendrais qu’un seul exemple afin d’illustrer mon propos. Amin Maalouf a écrit avec Le naufrage des civilisations, un livre rare qui vaut à la fois par sa subtilité et sa simplicité. Un homme dans son siècle qui le raconte et l’analyse, qui parcourt sa mémoire comme il a parcouru hier tous les points chauds du globe, qui sait d’où il vient, c’est-à-dire du Levant, et s’interroge sur ce que pourrait être demain le Ponant du monde. Il y a dans l’œuvre de Maalouf une ambition littéraire qui témoigne, à sa façon, de la richesse des études es-géopolitiques. Cela tient à mon sens au pouvoir d’évocation d’une spécialité dont on vérifie, chaque année, qu’elle n’est pas seulement arrimée au rivage parfois un peu sec de la recherche académique. Même cette dernière, avec les règles et les codes sans lesquels elle serait pure bavardage, montre dans ce qu’elle a de meilleur que la géopolitique est un art autant qu’une science. Pour être fidèle à sa promesse, il lui faut mêler les faits et la spéculation. Que les spécialistes me pardonnent mais plus on les lit, plus on les prime aussi, et plus on vérifie qu’ils ne sont jamais aussi convaincants que lorsque le rêve et l’imagination viennent, à détour d’une page, au gré d’une notation, relever leurs études savantes d’une pointe de plaisir ou d’effroi.

François Bazin, Secrétaire général du Prix du Livre de Géopolitique, Essayiste, Editorialiste au Nouveau Magazine Littéraire

Didier Leschi

Directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), Président de l'Institut européen en sciences des religions (IESR)


La géographie de l’espérance et les replis nationalistes

 

Rapportée à sa population, l’Europe aura connu en 2015 une poussée migratoire liée à la demande d’asile particulièrement impressionnante. Il est arrivé cette année-là, en proportion, plus de migrants en Europe qu’aux Etats-Unis : 2,4 millions pour 509 millions d’habitants contre 1,1 pour 320 millions aux USA, soit un taux d’immigration de 4,7 % contre 3,4 %. Ce fut un fait social autant que géographique qui a, depuis, généré des poussées nationalistes comme l’Europe n’en avait plus connu depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Ces poussées ne sauraient s’expliquer uniquement par les difficultés économiques puisque des replis nationalistes sont constatés dans des pays aux situations enviables. La cause a très certainement pour origine la crainte que suscite la perception des écarts entre les sociétés d’émigration et celles d’immigration. Et d’abord les écarts entre codes sociaux. Du Maghreb au sous-continent indien, ces écarts sont perçus par les images qui nous viennent de l’aire arabo-musulmane qui est devenue celle du refus violent des altérités. Violences dont les populations locales sont souvent les premières victimes. La géographie humaine de ces zones est dominée par le rétrécissement des différences qu’atteste la disparition des communautés juives millénaires, la lente mais sûre extinction des minorités chrétiennes dans les pays qui furent le berceau de la prédication chrétienne, où les massacres réciproques entre des peuples porteurs de visions différentes de la Révélation coranique. Imprégnés qu’ils sont pour la grande majorité d’entre eux d’égalitarisme, d’attachement à l’État social qui structure nos sociétés, nombreux sont les européens qui doutent de la possibilité d’intégrer ceux des migrants qui viennent de sociétés de violence extrême qui annihilent le meilleur de leurs civilisations. Ils ont peur que la géographie de la violence ne déborde jusqu’à eux.  Évidemment, on ne saurait ignorer que, même dans un passé récent, d’autres demandes d’asile ont émané de situations d’extrême violence. On peut penser à l’exil en Europe des latino-américains fuyant l’éradication politique mise en œuvre par les dictatures militaires, ou à l’horrible conflit dans l’ex Yougoslavie. Mais malgré tout, même au plus fort de leur nuit, ces deux zones laissaient entrevoir davantage d’espérance, quant à une évolution positive, que ne le laissent entrevoir l’Afghanistan, le Pakistan, la Syrie ou en encore l’Irak et le Soudan. Ou ce n’est peut-être qu’une question de temps. Il faut l’espérer.

 

 

Didier Leschi, Directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), Président de l'Institut européen en sciences des religions (IESR)

 

Pierre-Jean luizard

Historien, Directeur de recherche au CNRS, Lauréat du Prix du Livre de Géopolitique 2015


Le lien des citoyens à la géopolitique

L’activité académique et la recherche en sciences humaines ne sortent pas indemnes de la montée des tensions internationales. Tel chercheur français, invité aux Etats-Unis, se voit refuser son ESTA, l’autorisation d’entrer sur le territoire américain, pour cause de visa iranien sur son passeport datant d’après 2010. Tel autre, porteur de visas de pays « interdits » (l’Iran, la Syrie, le Soudan….) se voit interrogé à la douane américaine sans assurance de pouvoir entrer aux Etats-Unis. Des tampons turcs sur son passeport compliquent l’entrée en Chine.

Dans ce contexte, la flambée des droits d’inscription dans les universités françaises pour les étudiants non-européens interdit aux étudiants des pays « pauvres » de venir étudier en France. Seuls les étudiants chinois, singapouriens, saoudiens ou qataris pourraient donc s’offrir une telle opportunité ? Une décision qui pénalise la majorité des pays du monde musulman avec lesquels il est crucial d’entretenir des liens académiques et scientifiques.

Tout ceci se passe à un moment où les relations avec les institutions universitaires et de recherche, notamment dans le monde arabe, se retrouvent souvent otages des conflits politiques et confessionnels qui les privent de leur indépendance.

Le milieu académique et de la recherche n’échappe pas en effet aux polarisations en cours. La science et le savoir ne protègent pas des haines qui, souvent, prennent le dessus. Quand on se sent menacé, les réflexes identitaires reviennent en force et l’on pense d’abord à se protéger et à protéger les siens. L’observateur extérieur est alors démuni.

On pense au roman épistolaire de l’Américaine Kathrine Kressmann Taylor Inconnu à cette adresse (1938) où l’on voit que l’amitié de longue date ne résiste pas mieux à la montée des périls dans les années 1930.

La polarisation signifie que si l’on n’est pas d’un camp, on ne peut être que de l’autre… Les gentils contre les méchants… Et l’on se prend  à espérer avec la chanteuse Barbara :

 « Ô faites que jamais ne revienne, Le temps du sang et de la haine, Car il y a des gens que j’aime, A Göttingen, à Göttingen. »

Pierre-Jean Luizard, Historien, Directeur de recherche au CNRS, Lauréat du Prix du Livre de Géopolitique 2015