L'incontournable de Lire la Société :  sondage exclusif Ipsos - Lire la Politique

La Journée du Livre Politique a été annulée... mais nous restons très attentifs, très à l'écoute de la société et de tant de problèmes imprévus qu'il nous faut, qu'il vous faut, aborder. Aujourd'hui nous vous invitons à découvrir le sondage IPSOS réalisé du 10 au 12 mars 2020, pour Lire la Politique - Lire la Société, avant le confinement. Cette lecture, ainsi que les commentaires de Brice Teinturier, directeur général délégué - Ipsos France, publié cette semaine par l'Express explicite très clairement les difficultés actuelles du gouvernement et de la majorité à construire cette union nationale et ce pacte républicain qu'ils appellent de leurs voeux.

Interview de Brice Teinturier sur le sondage exclusif
Ipsos -Lire la Politique

L"Express
Le 16/04/2020, par Laureline Dupont

C'est un sondage passionnant... et effrayant que L'Express publie en exclusivité. A la demande de l'association "Lire la société", organisatrice notamment du Prix du Livre politique décerné l'an dernier à Jérôme Fourquet pour son "Archipel français", l'institut Ipsos a analysé, décortiqué, la perception des élites et la représentation politique

L'enquête, réalisée sur un échantillon de 1000 personnes du 10 au 12 mars dernier - avant, donc, la crise du coronavirus et le confinement - met en lumière de façon étayée et chiffrée la fracture peuple-élites et la défiance grandissante des Français à l'égard de la sphère économique mais aussi des dirigeants politiques. "Le rejet ne cesse de s'amplifier", alerte Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos France. Entretien. 

L'Express : Les universitaires arrivent en tête des représentants des élites dans lesquels les citoyens ont confiance, avec 77 % de bonnes opinions. Comment expliquer ce chiffre ?  

Brice Teinturier : Les catégories qui obtiennent la confiance des Français n'ont aucun lien avec l'économie ou l'argent. La question du désintéressement prime. Les universitaires arrivent en tête parce qu'ils sont perçus comme des gens de savoir, déconnectés de tout intérêt économique. Viennent ensuite les associatifs avec 72 % des bonnes opinions. Puis, avec 54%, les experts présents dans les médias. Dès qu'il s'agit d'une catégorie qui renvoie à la compétence non articulée à la richesse, l'opinion y est très favorable. En revanche, les dirigeants de grandes entreprises ne recueillent que 44 % de bonnes opinions, les banquiers et représentants de la finance 27 %, et enfin, les dirigeants politiques atteignent péniblement les 19%. Ce qui me frappe aussi c'est la faible popularité des dirigeants syndicaux : 69 % des Français expriment une mauvaise opinion d'eux. Nous voyons là les effets du conflit social des derniers mois lié à la réforme des retraites, et la grève dans les transports. 

Revenons à la perception des dirigeants politiques. Ils ne recueillent que 19% de bonnes opinions, c'est un chiffre incroyablement bas... 

Oui, car cela signifie aussi que plus de 80 % des Français ont une mauvaise opinion des dirigeants politiques. Ce n'est pas nouveau mais avant on avait ce ratio à propos des partis politiques, mais dès lors qu'il était question de personnes, on atteignait un niveau un peu supérieur. Le rejet ne cesse de s'amplifier. Et la perception est éminemment négative partout, quelle que soit la sensibilité politique des sondés. C'est un discrédit massif des responsables politiques.  

Ils sont rejetés mais on considère que ce sont eux qui ont le plus d'influence sur les décisions importantes prises en France. C'est une pyramide inversée terrible entre qu'on apprécie et ceux qui ont de l'influence en France. Les politiques, les lobbyistes, sont perçus comme de grands pourvoyeurs ou influenceurs de décisions. A l'inverse, tout en bas de l'échelle, les universitaires et les associatifs qui n'ont pas d'influence sont ceux que l'on plébiscite.  

Paradoxalement, quand vous demandez aux sondés "quels groupes devraient influencer les décisions importantes", ils sont 44 % à citer les dirigeants politiques. 

Oui, cela montre qu'il n'y a pas de rejet du politique en tant que tel mais un rejet de ceux qui nous gouvernent aujourd'hui. Ceux qui considèrent que les dirigeants politiques devraient avoir le plus d'influence sont plus nombreux chez les sympathisants LREM. C'est normal pour plusieurs raisons : ils sont au pouvoir en ce moment et ils appartiennent aux CSP +, ils sont diplômés, n'ont pas de fin de mois difficiles donc pas de difficultés avec le système. En revanche, ceux qui se sentent proches des Gilets jaunes ne sont pas favorables à une influence forte des dirigeants politiques. Idem chez les sympathisants du Rassemblement national. Derrière cette hiérarchie, nous avons donc aussi des groupes sociologiques qui s'affrontent, un écartèlement entre ceux qui sont inclus dans la société et ceux qui se sentent mis à l'écart, donc une fracture peuple/élites. 

Sans surprise, en 2e et 3e position des groupes qui devraient avoir plus d'influence, nous retrouvons les associatifs et les universitaires. Les dirigeants syndicaux, quant à eux, arrivent en 4e position donc le phénomène est un peu le même qu'avec les politiques : nous n'assistons pas à un rejet du syndicalisme en tant que tel mais du syndicalisme tel qu'il est pratiqué actuellement.  

Cette enquête est aussi un camouflet pour les journalistes... 

Oui, l'idée selon laquelle les médias seraient un contre-pouvoir et un pilier de la démocratie est totalement inexistante. Les journalistes sont relativement peu populaires, 43% des Français seulement en ont une bonne opinion. Nous sommes là dans une situation intermédiaire. On considère qu'ils n'ont pas ou plus d'influence ce qui montre bien que les litanies sur "l'influence des médias", lancées par certains responsables politiques, ruissellent sur le corps électoral. Les Français considèrent que les journalistes ne doivent pas avoir d'influence. 

Y a-t-il aux yeux des Français une homogénéité des élites ? 

Il y a deux indicateurs sur la perception des élites et leur homogénéité. Les Français nous disent à 77% que les élites ne représentent pas une réalité concrète à leurs yeux. Ils ne voient pas qui sont ces supposées élites, par conséquent, ils ne disent pas qu'elles forment un groupe avec des intérêts convergents. Spontanément, nous pourrions suggérer que les Français ne sont pas marxistes, à l'exception des sympathisants de la France insoumise. Néanmoins, il y a bien quelque chose qui dans leur esprit lient ces élites, quand on leur demande si elles ont des intérêts différents de ceux de la majorité de la population, 85 % des Français nous répondent par l'affirmative. Ils ne pointent pas du doigt ce que certains appellent "le système" mais considèrent qu'il y a une coupure massive entre le peuple et des dirigeants qui ont, certes, du mal à s'unir mais ont en commun de ne pas avoir les mêmes intérêts qu'eux. Ce qui, au bout du compte, revient presque au même car ce sont bien là des rapports de domination qui se jouent. Le fossé est béant entre ceux d'en bas et les autres ; ce n'est pas la bourgeoisie contre le prolétariat mais le peuple d'un côté et les élites qui vivent différemment de l'autre. Et cela traverse toutes les sensibilités politiques. 

43 % des sondés affirment que les élites prennent de mauvaise décision en toute sincérité, convaincues qu'elles sont qu'il s'agit de décisions justes. Faut-il y voir une indulgence de la population à leur égard ? 

A peu près la moitié des Français (49%) nous dit que les élites prennent des décisions en sachant qu'elles ne vont pas dans l'intérêt de la population. Mais en effet, 43% expriment une indulgence à leur égard pensant que leurs décisions sont guidées par la conviction de faire bien.  

Ici, le clivage politique est fort : la France insoumise et le Rassemblement national croyant à de mauvais choix volontaires tandis que les sympathisants LREM et LR affirment que les élites prennent de mauvaises décisions car elles se trompent. Et cela change beaucoup de choses car si vous êtes convaincues qu'elles se trompent vous allez vouloir les remplacer mais sans violence. En revanche, si vous considérez qu'elles le font sciemment, cela nourrit une colère et une radicalité plus fortes. Il y a dans la société une violence en augmentation que nous avons tous constatée et qui est totalement reliée à cette perception des élites et de la façon dont elles fonctionnent. 

Comment les élites politiques et économiques pourraient-elles regagner en légitimité ? 

On aborde là l'enseignement terrible de cette enquête : tout en bas de la pyramide, vous trouvez l'expertise. Et tout en haut : le désintéressement, l'honnêteté, la normalité. Ce qui construirait aujourd'hui la légitimité des élites n'est donc plus leurs capacités qui représentent pourtant les fondements de la démocratie représentative puisqu'on considère qu'on donne le pouvoir de décision à des gens plus compétents. Non, tout cela s'est effondré. On voudrait désormais des élites qui nous ressemblent, c'est une représentation miroir, un renversement total.  

Comment expliquer dans ce cas l'élection d'Emmanuel Macron, les Français se sont trompés ? 

Non, mais l'enquête explique pourquoi il n'obtient que 24 % au premier tour. Il l'emporte au second tour contre le RN avec des logiques politiques complètement différentes. Cela va totalement à l'encontre d'une théorie que je crois radicalement fausse et porteuse de contre sens selon laquelle les Français attendraient un monarque républicain et de la verticalité. Tout nous montre depuis des années qu'ils veulent au contraire quelqu'un de désintéressé, de plus proche, c'est une autre forme de leadership qui est attendue, un leadership capable de prendre des décisions qui iraient à l'encontre des catégories dirigeantes. Ce qui explique au passage pourquoi les Français ont mal vécu le passage de l'ISF à l'IFI. Ils veulent plus d'égalité, de redistribution, de simplicité. Plus d'intelligence collective aussi. Si ce n'était pas ça, ils ne mettraient pas tout en bas de la hiérarchie l'expertise. Ce schéma signifie aussi une demande de consultation, de débat. C'est une tout autre conception des rapports entre dirigeants et dirigés, entre individus eux-mêmes. Parce que nous sommes dans un système aux antipodes de ce fonctionnement, l'écart se creuse. Il ne faut pas s'étonner que ça tangue de plus en plus. Ce sondage condense et explique nos dysfonctionnements.  

Assez logiquement, la figure du maire, symbole de proximité, semble encore plébiscitée. 

Oui, le maire est plus proche, moins dans la verticalité lointaine, il obtient encore 60% de bonnes opinons. Mais dès qu'il s'agit des sénateurs ou des députés européens, on tombe à 20 et 18 % respectivement. 

25% des Français se sentent bien représentés par le président de la République, comment comprendre ce chiffre ? 

Le président de la République est élu par une majorité de Français au second tour pourtant, seul 1 Français sur 4 se sent bien représenté par Emmanuel Macron. On comprend pourquoi il est si difficile d'entrainer un pays quand seulement 25 % des citoyens se sentent correctement représentés par leur président. Cela explique aussi pourquoi il n'y a pas d'union nationale y compris en période de crise comme celle que nous traversons. L'époque où de Gaulle pouvait entrainer un pays derrière lui est révolue. 

Les questions de la représentation et de la souveraineté sont fondamentales, dans quelles mesures un pays et une nation sont-ils réellement souverains dans un univers où la mondialisation a brisé les mécanismes de décision de la nation ? C'est tout le débat de 92 entre Séguin et Mitterrand. Le sentiment d'être mal représenté va de pair avec celui d'avoir perdu le contrôle de sa vie, de son pays. Or la distance entre les élites et le peuple explique qu'on se sente mal représenté. Pour réduire l'écart entre les élus et la population, il faudrait un référendum d'initiative citoyenne, le non cumul des mandats, l'abandon de privilèges... La voie est quand même tracée et ce depuis des années. C'est aussi ce que le pouvoir a tenté de mettre en place avec le Grand débat

Depuis le début de la crise du Covid-19, quand on reprend les déclarations d'Emmanuel Macron, on sent qu'il est aussi dans cette démarche. Le Macron libéral se mue en garant de la protection, des services publics. La convention citoyenne sur le climat correspond également à ce qu'il faudrait faire mais paraît beaucoup trop faible par rapport à l'intensité de la demande. 

Qu'est-ce que la crise sanitaire actuelle peut changer dans la perception qu'ont les Français des élites ? 

Cela dépendra fondamentalement de la façon dont les élites vont se comporter. Ou cela ne changera rien car elles se comporteront de la même manière malgré la crise, ou nous assisterons à des changements notamment du côté des représentants politiques qui iront vers des décisions plus partagées, vers des demandes plus fortes de rééquilibrages des pouvoirs y compris économiques, alors, les choses bougeront peut-être. Une catégorie a un rôle très important à jouer : les chefs d'entreprise. Si leur discours consiste à dire "il va falloir travailler plus", cela ne fonctionnera pas. La crise est l'occasion d'une refondation, si on est sourd à cette demande les lendemains ne seront pas heureux. 

Pour les politiques, elle peut aussi être l'occasion, on le voit, d'associer davantage les universitaires... 

Oui, on le constate en ce moment avec la présence des scientifiques auprès du président et du gouvernement. Il faut restaurer la légitimité de l'expertise. Les Français le sentent. Quand ils réclament des universitaires, ils réclament en fait des gens gouvernés par autre chose que par l'argent et possédant un réel savoir. Une question centrale demeure sur l'élection. Celui qui est élu ne peut pas l'être de façon unanime. En France, le procès en illégitimité est un vrai problème. En 2012, Hollande était considéré comme illégitime par la droite. Souvenez-vous, Nicolas Sarkozy disait qu'avec 15 jours de plus il aurait été élu, c'est un petit jeu très français qui consiste à contester celui qui a été élu par une majorité de Français mais nous devons arrêter car les effets sont délétères ! Le niveau de responsabilité de l'opposition est plus important que les décisions que peut prendre la majorité au pouvoir.  


Sondage IPSOS - Lire La Politique 

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Voila une bien triste et terrible perception de notre société "archipelisée". À l’heure où le président de la République a déclaré la guerre à ce virus qui nous terrifie tous, cette guerre, nous devons et nous allons la gagner, et comme en 1945, notre "cher et vieux pays... encore une fois, ensemble, devant une lourde épreuve" devra se réconcilier et se reconstruire. Pourquoi ne pas réfléchir, ne pas imaginer, un Programme du Conseil National de la Résistance aux dévastations du Covid-19
 

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