Poutine historien en chef

Nicolas WERTH

Tracts Gallimard

« L’opération militaire spéciale » engagée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine est la conséquence guerrière d’une falsification de l’histoire, patiemment élaborée par le Président Poutine depuis 20 ans. Nicolas Werth, directeur de recherche au CNRS, détaille ici la chronologie de cet engrenage mensonger au service du récit d’une « Russie éternelle » contrainte d’endiguer les ravages d’un occident décadent.

Avec Gorbatchev, en 1986 étaient révélées les « insuffisances du socialisme », et ce travail d’introspection débouchait sur la création de « Mémorial », une association œuvrant à la préservation de la mémoire des répressions staliniennes.

L’effondrement de l’URSS en décembre 1991 oblige à un nouveau tournant: le mythe fondateur, la Grande Révolution d’Octobre 1917 est désormais présenté comme un coup d’état ourdi par des fanatiques. Boris Eltsine promulgue deux lois de « libération de l’histoire » ouvrant droit à réhabilitation des victimes des répressions politiques et décrétant la déclassification des règlements et décisions de l’époque soviétique « ayant servi de base aux répressions et violations des droits humains.

Ainsi, les historiens de Mémorial peuvent-ils entamer un travail de recherche avec notamment la publication d’un « Annuaire des camps de travail forcé en URSS 1923-1960 », paru en 1998.

Mais cet effort de vérité lasse une société qui veut tourner la page du communisme.  L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine est l’occasion de glorifier la Grande Russie « éternelle » tout en prônant un Etat fort face aux puissances étrangères menaçantes. Cette approche, nourrie d’un intérêt nouveau pour l’histoire, veut affirmer un nouveau récit national.

En 2000, l’hymne soviétique est partiellement rétabli, avec des paroles nouvelles, un refrain effaçant les références à Lénine et au communisme.

En 2004, est décrétée une nouvelle fête nationale, la « journée de l’Unité nationale » fixée au 4 novembre en mémoire du soulèvement populaire qui chassa les polonais de Moscou en 1612.

En 2009 est créée la « Commission présidentielle de l’histoire » chargée d’analyser la falsification des faits et évènements portant atteinte au prestige international et aux intérêts de la Russie.  Vladimir Poutine juge anormal qu’il existe en Russie soixante-cinq manuels d’histoire et demande « une norme commune » exprimant un point de vue unique et officiel.

En 2012, il met en place la Société russe d’histoire militaire dont le but est de « contrer les initiatives visant à dénaturer l’histoire militaire de la Russie ».

En juillet de la même année, il promulgue une loi imposant à chaque ONG recevant des financements de l’étranger de s’enregistrer comme « agent de l’étranger ». Mémorial refuse de se plier à cette mesure: pressions, perquisitions contrôles fiscaux, campagnes de dénigrement, amendes, poursuites judiciaires se succèdent alors.

En 2014, juste après l’annexion de la Crimée, plusieurs lois « mémorielles » sont promulguées. Qui criminalisent par une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement la diffusion d’informations sciemment fausses, irrespectueuses des dates de gloire. La classification des documents des services de sécurité soviétique entre 1901 et 1991 est prolongée jusqu’en … 2044 !

Le travail de mémorial est évidemment devenu impossible. Il faut s’y résoudre: les crimes de masse de l’Union soviétique ne sont plus que des « catastrophes naturelles ».

Les livres scolaires ne font plus mention du Goulag et deux lignes seulement évoquent la gloire de l’écrivain Soljenitsyne.

A compter de 2016, le dévoilement de l’identité d’un responsable des répressions de masse est interdit.

La chasse aux historiens de « Mémorial « s’intensifie, les procédures contre eux se multiplient sous les prétextes les plus hasardeux ».

En 2020, la constitution (article 67-1) affirme protéger « la vérité historique »…

En 2022, L’Ukraine est envahie par une « armée de libération » cherchant à faire cesser un génocide exercé par un régime qu’il est urgent de dénazifier…

Philippe Langenieux-Villard