Louis Gautier

-


Hommage à Pierre Bergé

Pierre Bergé n’aimait pas mai 58. Il n’était pas gaulliste. Il restait persuadé que la prise du pouvoir par le général de Gaulle relevait du coup de force. Il n’aimait pas non plus mai 68, ses désordres et les iconoclastes briseurs de statues. Durant l’occupation de l’Odéon, quand les drapeaux noirs et rouges flottaient au-dessus du théâtre, il fut clairement du côté de Jean-Louis Barrault, sifflé par les uns et bafoué par Malraux. Pierre Bergé, en anarchiste et en esthète, se méfiait des pouvoirs trop établis. Il abhorrait le diktat des révolutions.

Il n’aura pas connu mai 2018 - sans doute l’eût-il souhaité, non qu’à son âge, et au terme d’une si belle vie, il voulût durer à tout prix, mais parce que de ces trois dates, mai 2018 était la seule en forme de promesse, à contenir un lendemain. Grand collectionneur, Pierre Bergé n’affectionnait cependant pas le passé. Il était entièrement tourné vers l’avenir, vers des projets à réaliser, en homme pressé.

On s’est interrogé sur la sincérité de son positionnement politique à gauche. Ni gaulliste, ni trotskyste, en rien idéologue, Pierre Bergé ne s’est pas non plus pleinement converti au socialisme. Si l’on devait la cerner, sa pensée était proche de l’anarchisme individualiste de Max Stirner, dont il revendiquait d’ailleurs l’héritage intellectuel. Mais même cette référence, plaquée sur sa personnalité, m’apparaît encore artificielle. Pierre Bergé, avant tout, était un homme de fidélité et d’attachement. Il était du camp de ceux avec qui il avait mené des combats. C’était un homme d’action. Ses engagements formaient son opinion. Le paysage charentais de son enfance, dont il partageait le souvenir nostalgique avec François Mitterrand, constitue la toile de fond sur laquelle s’inscrit la première manifestation d’une prise de conscience politique : la participation dès six ans sur les épaules de son père à des manifestations de soutien au Front populaire, les visites d’entraide aux réfugiés espagnols parqués dans le sud-ouest, l’encyclopédie anarchiste que Blanche, la veuve de Sébastien Faure, lui donna quand il avait 12 ans. Bien plus tard, il y a eu la rencontre avec François Mitterrand. Cette amitié va l’ancrer à gauche, comme elle sera propice à un compagnonnage avec deux générations de responsables politiques, formant ou formés par l’Union de la gauche arrivée au pouvoir en 1981.

Mais c’est toute sa vie que Pierre Bergé a mené des combats politiques. Par-dessus tout, il était pacifiste, d’où son adhésion militante, après guerre, aux thèses de Garry Davis et aux idéaux des citoyens du monde. Il était farouchement attaché à la liberté d’expression et de création, convictions qui l’ont amené le premier à soutenir la cause de la démocratie en Chine après Tian’anmen. C’est encore le souci de la liberté d’expression et d’information qui l’a poussé, à 80 ans, à contribuer au sauvetage du journal Le Monde, dont il veilla à assurer l’indépendance.

Il ne supportait pas l’esprit de caste, l’élitisme des clubs et des écoles, les coteries. Il luttait contre toutes les formes d’exclusion sociale, comme en témoigne son engagement aux côtés de SOS Racisme, en faveur des droits des malades du sida, ou de l’égalité de statut civil entre hétérosexuels et homosexuels.

Si Pierre Bergé est resté à l’écart de mai 68, il en a devancé le mouvement et l’esprit contestataire, par son anticonformisme, ses mœurs affranchies de tout préjugé, sa fréquentation des artistes et des avant-gardes de son temps et le soutien qu’il leur a apporté. Chez lui, les choix personnels comme les choix politiques restaient soumis au risque de la contradiction des passions. Il assumait ses paradoxes, parfois avec mauvaise foi, estimant, comme l’écrivait Paul Valéry, que nos contradictions font la substance de notre activité d’esprit. Elles étaient, chez cette personnalité complexe et supérieure, la marque d’une liberté profonde.

Louis Gautier

Secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale