Interview d’Amin Maalouf

Le naufrage des civilisations

Grasset

 

Interview préparée par Jeanne Gorny et Iris Pillement


Quel est le propos de votre ouvrage ?

Le naufrage des civilisations commence comme des mémoires intimes. Puis, peu à peu, il évolue vers quelque chose de différent. C’est comme si je regardais le monde de mon enfance puis je m’éloignais, et, en m’éloignant, j’avais une vision un peu plus large. Et là, surtout à partir de ma vingtième année, je commence à observer le monde d’une manière un peu plus vaste et à essayer de comprendre ce qui s’est passé, comment on en est arrivés là.

 

Quelle est votre définition de la civilisation, et comment « cimente-elle » les sociétés humaines ?

La notion de civilisation telle que je l’emploie dans ce livre est plutôt une notion simple. C’est une référence à l’idée que l’on a développée, surtout à la fin du vingtième siècle, d’un affrontement entre les civilisations. Le titre du livre développe ce message qui dit que finalement, c’est l’ensemble des civilisations qui fait naufrage.

Ce n’est pas une civilisation qui se bat contre l’autre simplement, elles sont toutes en difficulté, elles sont toutes en train de s’effriter, et si elles font naufrage, elles feront naufrage ensemble. Je prends la notion de civilisation dans un sens empirique, je n’essaye pas de revenir à la vieille distinction plus classique entre civilisation, culture… je dirais que c’est un usage plus commun du terme civilisation.

« Ce n’est pas une civilisation qui se bat contre l’autre simplement, elles sont toutes en difficulté, elles sont toutes en train de s’effriter, et si elles font naufrage, elles feront naufrage ensemble. »

Comment l’héritage que vous avez acquis en ayant grandi au Liban a-t-il déterminé le cheminement de votre récit ?

Je crois que, quand on grandit dans une région où il y a des déchirements, des conflits en permanence… On prend l’habitude d’observer le monde d’une certaine manière. Le fait de naître dans une société qui est déjà divisée en communautés, qui ont chacune sa trajectoire, son histoire, donne certaines habitudes de pensée, et le fait de vivre des évènements, violents aussi, affecte le regard que l’on a. Je ne saurais pas dire exactement comment le fait d’être né au Liban a affecté ma vision, mais je suis sûr que cela l’a affectée.

 

Le langage constitue un véritable marqueur civilisationnel. Comment le garder libre, et quelle vigie pour garantir cette liberté ?

Il y a deux facteurs qui entrent en jeu : le langage comme moyen d’expression - et là, c’est un terme qu’on peut utiliser dans des sens très différents -, et il y a plus spécifiquement la langue. J’ai grandi dans une société où il y a toujours eu plusieurs langues. Le fait d’avoir pratiqué des langues différentes dès l’enfance a également affecté ma vision des choses, et ma manière de m’exprimer. Moi, j’ai grandi dans un milieu qui était arabophone, anglophone et francophone. La famille de mon père a fait ses études dans des écoles de langue anglaise, la famille de ma mère dans des écoles de langue française, et la langue commune, la langue de la maison, et du pays, était l’arabe. Et de plus, il y a encore deux langues en arabe : il y a la langue classique, il y a la langue parlée qui est assez différente, sans parler des dialectes différents, puisque dans ma famille, du côté de ma mère, on parlait un dialecte égyptien, du côté de mon père, un dialecte libanais. Et là encore il y a des différences. Je pense que tout cela peut constituer un enrichissement, et j’ai plutôt vécu ce multilinguisme avec sérénité. J’ai très peu senti de tensions. Il y a des pays où il y a des tensions entre les langues. Ce n’est pas le cas au Liban. Au Liban, il y a une attitude pragmatique et assez sereine par rapport aux langues.

 

Vous citez de nombreux poèmes dans votre œuvre. Quelle est la place de la poésie dans votre vie ?

Elle est présente. Historiquement, dans ma famille, il y a eu beaucoup de poètes. Mon père a été poète, il a publié des recueils de poèmes et certains de ses poèmes étaient étudiés dans les écoles. Moi j’ai eu la joie d’avoir dans mon livre d’école des poèmes de mon père, donc c’était un sujet de fierté.

Je n’ai pas ce talent : j’ai écrit très peu de poèmes moi-même. Mais j’ai toujours lu beaucoup de poésie, j’ai quelquefois envie de citer notamment au début d’une partie d’un livre quelques phrases d’un poète qui me semblent résumer le propos de cette partie. Dans ce livre, la première citation est d’un poète grec d’Alexandrie. Il y a une poétesse russe. Il y a aussi une jeune poétesse américaine, que j’ai eu l’occasion de connaître. Je pense qu’on a besoin de la présence de la poésie dans la vie, et nous sommes à une époque où la poésie a un peu perdu sa place. Autrefois, les poètes étaient des grandes figures dans la société. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. En France, on connaissait et on récitait les grands poètes du moment. Peu de gens aujourd’hui connaissent les grands poètes vivants. C’est une évolution. Je le regrette et il est légitime de le regretter, mais c’est une évolution qui semble irréversible.

 

Quels sont vos poètes français préférés ?

Il y a des valeurs sûres dont il est difficile de s’écarter : on peut parfois déplorer le côté un peu envahissant de Victor Hugo, mais dès qu’on se plonge dans Victor Hugo, on découvre à quel point c’est un homme qui a un talent immense. Quelqu’un comme La Fontaine, que je cite dans ce livre, est une figure extraordinaire dans sa simplicité, sa limpidité, sa force qui en fait véritablement un poète universel.

 

Vous citez « La cigale et la fourmi » et la « morale universelle » qui est évoquée dans cette fable. Ces valeurs sont-elles toujours nécessaires à la société ?

Les valeurs sont indispensables. Pour moi, un pays se fonde d’abord sur les valeurs. L’idée de fonder un pays uniquement sur des appartenances, qu’elles soient religieuses, linguistiques ou autres, ne suffit pas. Je pense que ce qui fonde réellement la société, ce sont les valeurs. Maintenant pour la cigale et la fourmi, ce que je dis, c’est qu’aux yeux de La Fontaine, les valeurs qu’il prônait dans cette fable paraissaient universelles.

Aujourd’hui on aimerait qu’elles le soient mais en réalité elles ne le sont plus réellement. La fourmi était censée demeurer la valeur sûre alors que la cigale était considérée comme futile. Les temps que nous vivons ont un peu inversé les choses. Les fourmis sont regardées avec condescendance, parfois avec dédain, et les cigales sont adulées. Je ne suis pas sûr que j’adhère à un monde où les valeurs ont été complètement inversées de la sorte, mais étant pragmatique, je constate et vis avec.

“Les valeurs sont indispensables. Pour moi, un pays se fonde d’abord sur les valeurs. “
 

Votre ouvrage porte un regard pessimiste sur l’état du monde, dont la fin entrouvre une lueur d’espoir quant à la capacité de conscience de l‘Homme. Quelle est la responsabilité des citoyens pour éviter le “naufrage” ?

Je n’ai pas le sentiment que mon livre diffuse le pessimisme. Je pense que j’ai voulu être lucide. Je crois que les choses sont tellement graves aujourd’hui qu’il ne faut pas se cacher la vérité. Il faut faire un constat juste, et à partir de là chercher des solutions. Je pense qu’il y a des solutions. Je pense que l’humanité aujourd’hui a les moyens de résoudre le problème. Ce qui lui manque, c’est la prise de conscience et la volonté de résoudre le problème. Et donc le rôle de celui qui écrit est de dire ce qui ne va pas, et d’encourager ses contemporains à réagir, à provoquer un sursaut.

« Le rôle de celui qui écrit est de dire ce qui ne va pas, et d’encourager ses contemporains à réagir, à provoquer un sursaut. »
 

Comment la quête d’identité peut-elle évoluer en revendication identitaire, notamment en Europe actuellement ?

L’identité est une question délicate. Toute personne a un besoin identitaire, et en même temps souvent le besoin identitaire dérape vers quelque chose d’autre. S’il fallait un guide pour distinguer les attitudes, je dirais qu’à partir du moment où une affirmation identitaire vise à faire épanouir une culture, elle est légitime. Dès qu’elle vise à combattre une autre culture, à écarter une autre culture, elle devient dangereuse. J’ai pu assister dans les dernières années à des phénomènes de ce genre, où il y avait des revendications tout à fait légitimes, de personnes qui estimaient que leurs cultures n’étaient pas suffisamment prises en compte, et puis à un moment donné, cette revendication dérivait, et elle devenait elle-même tyrannique, et cherchait à en écarter d’autres. Je pense qu’il faut maintenir un équilibre dans la revendication identitaire.

 

Comment la technologie, qui devait être libératrice, fabrique-t-elle des citoyens devenus “des détenus en liberté surveillée” ?

Je pense que la technologie est moralement neutre. C’est à nous d’en faire un élément de progrès. Je crois qu’elle nous arrive avec un mode d’emploi technique mais sans le mode d’emploi moral. C’est à nous de trouver le mode d’emploi moral, c’est à nous de voir quelle place une technique nouvelle peut avoir dans nos vies, dans la vie de nos sociétés. C’est un combat de chaque instant. Tout cela est nouveau, tout cela exige de notre part une lucidité, une clairvoyance, une prudence, et c’est ce qui est fascinant à notre époque. Nous avons tellement d’instruments à notre service, mais tous ces instruments peuvent être à la fois pour nous et contre nous. A la fois des éléments de progrès et en même temps des éléments de répression ou d’asservissement. C’est à nous à chaque instant de savoir comment nous servir de ce que nous offrent la science et la technique.

 

Comment les éléments de puissance ont-il évolué depuis 1979, selon vous ?

C’est une date dont je parle effectivement dans mon livre, qui me paraît importante. A partir de 1979, on assiste à une dérive identitaire plus forte qu’à d’autres moments de l’Histoire, et en même temps il y a une transformation dans la manière de gouverner. Et ces deux évolutions ont forgé le monde où nous nous trouvons aujourd’hui : un monde où les identités semblent complètement déchainées, on n’arrive plus du tout à les contrôler, à les retenir. En même temps, on a un mode de gouvernement, un peu partout à travers la planète, qui fait sentir à de vastes secteurs de la population, qui sont marginalisés, qu’ils n’ont plus leur place, qu’on ne se préoccupe pas d’eux. Je crois que tout cela trouve ses origines il y a une quarantaine d’années, autour de l’année 1979.

Aujourd’hui, nous arrivons au point où nous avons besoin de nous poser des questions, réellement. Est-ce qu’on va continuer dans cette direction ? Ou bien est-ce qu’on va essayer de modifier l’attitude à l’égard de la question identitaire ? Et aussi, à l’égard de la manière de gouverner ? Je pense que ces questions se posent de manière aiguë aujourd’hui.

 

Pour conclure, Amin Maalouf, comment définissez-vous votre livre : un essai de géopolitique, une biographie, un pamphlet poétique adressé à vos contemporains ?

Je dirais que c’est une méditation qui commence sur un mode intime, et qui s’élargit un peu avec le passage du temps. C’est le livre de quelqu’un qui arrive au soir de sa vie, qui continue à aimer la vie, et qui s’interroge malgré tout sur son époque, sur les dérives de son époque. Ce n’est pas un livre que j’aurais écrit à vingt ans !