Capture d’écran 2020-10-08 à 14.02.40.png

amin maalouf

François Mauriac

Robert Laffont

 

Au printemps 1970, quelques mois avant sa mort, François Mauriac avait eu ces mots pour célébrer la publication du quatrième volume de son Bloc- notes : « Je ne sais ce qu’il adviendra du Nœud de Vipères, de Thérèse Desqueyroux ou d’un Adolescent d’autrefois ». « En revanche, ajoutait-il, je compte sur cet ouvrage qui n’est pas seulement l’histoire vue à travers un tempérament mais qui se confond avec ma vie la plus personnelle. Cela constitue une expérience singulière que je crois être le seul à avoir tentée ».

Ceux qui pouvaient douter que Mauriac fut unique ont aujourd’hui avec le recul de cinquante années l’occasion de vérifier que sa lucidité portait aussi sur le destin de son œuvre. Le Bloc-notes aurait pu n’être qu’un amusement un exercice de style ou même un défoulement. Voilà qu’on le réédite en entier et en deux tomes (1952-1962 puis 1963-1970) et que réapparait dans sa splendeur originelle un des monuments de la littérature française au XXème siècle (1). Que l’on aimerait que le journalisme – puisque que c’est le genre dont, parait-il, tout cela relève – atteigne à nouveau sous d’autres plumes de pareils sommets et qu’en se regardant dans le miroir – puisque c’est, selon de beaux esprits, une coquetterie coupable – quelques épigones de la profession sachent sonder à leur tour les profondeurs d’une âme et, du même coup, les méandres d’une époque.

C’est cette capacité à faire, chaque semaine, cet incessant va et vient qui permet à Mauriac de sortir de lui-même, de ses souvenirs et de ses obsessions pour que du temps perdu surgisse, une fois encore, le parfum doux du temps retrouvé. La question n’est pas de savoir si, du haut de sa terrasse Mauriac comprenait tout, jugeait de tout avec lucidité au point de prendre place dans la cohorte des prophètes. Mais les incendies ou, mieux, ces petits tremblements dont on découvre après coups qu’ils ont changé le monde, il n’en a laissé passer aucun comme si son génie propre avait été d’être un de ces sismographes sans lesquels vivre, c’est avancer à l’aveugle jusqu’au désastre final.

On peut encore lire ce Mauriac-là pour le simple plaisir. Il est devenu si rare ! Ses colères et ses fous-rires, ses confessions, ses claquements de mâchoires suivis de remords à peine feints ont gardé une saveur intacte. On peut aussi – ce qui n’est pas forcément contradictoire – le suivre, pas à pas, dans cette recherche ininterrompue en forme d’introspection qui est sans doute la forme le plus pure de l’exercice littéraire. Gide, son contemporain et son double inversé, avait confié un jour que deux seules choses avaient nourri son œuvre, deux passions en l’espèce : « le christianisme et la pédérastie ». Il est peut-être arrivé que dans son for intérieur, Mauriac ait pensé lui aussi que le mystère de la chair, sous une forme ou une autre, méritait une exploration obstinée. Quand le Bloc-notes se substitue au roman jusqu’à devenir l’essentiel, c’est toutefois un autre diptyque qui s’impose de lui-même avec d’un côté le christianisme et de l’autre la politique, non pas séparés, non pas alternés, mais nourris mutuellement comme les deux facettes d’un semblable engagement.

Cette alchimie, plus personne, n’en est aujourd’hui capable à ce niveau de virtuosité. Il est vrai que les acteurs du moment n’offrent plus l’occasion, à qui voudrait s’en saisir, de ces envolées dans le sillage d’un monstre à l’image de de Gaulle, pour ne parler que de lui. Mauriac a construit ses Blocs-notes en les adossant à des héros qui, à ses yeux, incarnaient la France, plus d’ailleurs que la République qui, au fond, l’intéressait assez peu malgré son mendésisme de passage. Il s’est élevé en recherchant non pas le meilleur mais le plus haut avec cette conviction qui rend son propos aussi rare que cet élan, quelque en soit la nature, politique ou religieuse, avait une fragilité que seule la foi pouvait encore sauver. En ce sens, le Bloc-notes de Mauriac est daté. Le miracle est qu’il n’ait pas vieilli. Son actualité est d’être resté de son temps, pleinement de son temps.

François Bazin