Éditorial de Louis GAUTIER

Membre du Jury

 
 

la géopolitique au-delà des cartes

La guerre d’Ukraine signalerait le grand retour du facteur géographique dans la gestion de la sécurité mondiale, et, partant, conforterait les conceptions les plus classiques de la géopolitique. Au-delà des combats meurtriers dans le Donbass, la crainte d’une possible invasion de Taiwan, la guerre dans le Haut-Karabagh, le conflit au Tigré, les heurts sécessionnistes au Soudan, le regain de tensions dans les Balkans ou la fébrilité en Méditerranée orientale, témoignent en effet d’une flambée des confrontations sur fond de revendications territoriales.

Cette vision des choses est pourtant sommaire. La question territoriale n’avait pas disparu des conflits post guerre froide, quoiqu’ils fussent majoritairement intraétatiques et principalement caractérisés par des violences communautaires. La géopolitique ne s’est jamais limitée à n’être qu’une science des cartes. 

La géopolitique, avant même que Ratzel (1844-1904) ne la conçoive comme une discipline et que Kjellén (1864-1922) ne lui donne un nom, s’intéresse aux interactions des sociétés et à l’inscription dans des espaces physiques des relations entretenues par les acteurs internationaux. Elle doit aussi, au XXIème siècles, chercher à appréhender, de surcroît, les effets politique de l’expansion des activités humaines dans de nouvelles dimensions immatérielles ou illimitées, comme le cyber ou le spatial. La géopolitique doit donc apprendre, au risque de buter sur ses propres principes, à se déterritorialiser.

 La notion de territoire cependant peut être extensive. Elle ne s’applique pas exclusivement à des étendues mesurables. Elle renvoie aussi à des ères culturelles ou religieuses comme le rappellent, cette année dans les livres en sélection, ceux de Jean-François Colosimo ou d’Hugo Michelon. Ces ères d’appartenance ne constituent pas pour autant des réalités immuables ni géographiquement ni dans le temps. Elles sont mouvantes, tantôt fermées sur elles-mêmes, tantôt ouvertes aux influences extérieures et, dans le monde actuel, de moins en moins exclusives et localisées. La fresque des sociétés russes et ukrainienne décrite par Anne Colin Lebedec le montre bien. Son ouvrage, à cet égard, fait figure d’exception parmi de multiples analyses qui interprètent schématiquement la guerre d’Ukraine à l’aune de supposés déterminismes historiques multiséculaires.

Dans le cas de l’Ukraine, comme souvent, en guise d’explication d’un conflit, on ressort d’ailleurs d’anciennes cartes où sont représentés des royaumes éphémères et des empires disparus. Le canevas des fleuves, des montagnes et des mers, ici le Dniepr ou la mer d’Azov, semblent également borner les raisonnements politiques et stratégiques. Pourtant bien d’autres facteurs moins tangibles et plus ambivalents que les pures réalités géographiques s’imposent à la réflexion si l’on veut comprendre, par-delà ce conflit, les évolutions de notre monde contemporain et ses lignes de fractures. 

Les contestations qui s’expriment dans le domaine cyber ou spatial sont ainsi très largement décorrélées des frontières physiques et politiques qui balisent notre monde terrestre, tandis que les Etats voient leurs prérogatives considérablement amoindries par de nouveaux outils ou usages technologiques (cryptomonnaies, intelligence artificielle, infrastructures de communication, bases de données…) conçus et largement détenus par des acteurs non étatiques souvent plus puissants qu’eux.

La sécurité internationale, sujet de prédilection de la géopolitique au siècle dernier, fait désormais face, en outre, à des risques écologiques et biologiques planétaires qui jouent à « saute frontières » du fait de la mondialisation et de l’intensifications des échanges. La « sécurité collective » ne peut plus se résumer au projet d’une gestion de la paix par les seuls Etats. On change d’échelle, la plupart des défis importants sont planétaires. La géopolitique suppose dès lors une approche globale. Comment analyser sinon la situation paradoxale actuelle : faute d’une gouvernance mondiale efficace, plus les risques se généralisent, plus les solutions mises en œuvre sont nationales ou régionales et plus on restaure des murs, des contrôles aux frontières, des dispositifs de surveillance, des péages. La territorialisation comme principe de souveraineté devient l’ultime remède ou le placébo à une souveraineté malade.

Enfin, dans la sphère militaire, l’entrée dans un troisième âge nucléaire, le déplacement extra-atmosphérique du point haut de la guerre avec l’essor des moyens spatiaux, la mise en service des vecteurs hypervéloces, l’automatisation des armes et l’application de l’IA à la conduite des combats et au cyber, opèrent une révolution qui est en passe de s’affranchir des limitations géographiques et des contraintes de milieux.

Si la sécurité mondiale aujourd’hui est tributaire du règlement ou du débordement de conflits territoriaux ouverts, à commencer par celui d’Ukraine, l’avenir de la paix et le sort de notre planète dépendent donc en revanche de la capacité à faire face et à prévenir des déstabilisations plus profondes liés à la gestion de risques systémiques, aux percées technologiques et scientifiques en cours et à une révolution prévisible de l’art militaire. La géopolitique si près et si loin du Donbass…

Louis GAUTIER est directeur de la Chaire Grands enjeux stratégique de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, ancien Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, dernier ouvrage paru Mondes en guerre, les guerres sans frontière 1945 à nos jours, Passés composés, Paris, 2021.