Éditorial d’Alice EKMAN

Membre du Jury

 
 

prendre acte du rapprochement
sino-russe

Déjà plus de neuf ans que le rapprochement sino-russe est sous-estimé. En 2014, après l’annexion de la Crimée, quand la Russie s’est tournée vers la Chine en signant des accords énergétiques importants avec elle, le rapprochement était souvent qualifiée de simple « mariage de raison », pragmatique et de court terme. C’était oublier à la fois l’éventail des secteurs de coopération entre les deux pays (énergétique, économique mais aussi diplomatique, militaire, spatiale et technologique), et les motivations plus profondes qui rassemblent les deux pays — en premier lieu leur vif ressentiment contre ce qu’ils dénomment l’« Occident ».

Aujourd’hui, plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le « mariage de raison » est encore évoqué, et les limites de la relation sont plus que jamais soulignées. La Russie serait désormais le « vassal » de la Chine et le rapprochement ne pourrait plus durer. Certes, la relation est déséquilibrée, sur le plan économique surtout. Mais Pékin n’a pas pris ses distances vis-à-vis de Moscou, bien au contraire. Le volume total des échanges entre la Chine et la Russie a augmenté en 2022 de près de 30 % sur un an par rapport à 2021 — d’après les chiffres des douanes chinoises publiés mi-janvier 2023. De nouveaux contrats énergétiques ont été signés, à des tarifs préférentiels pour la Chine et négociés en yuan, pour contourner le dollar.

En parallèle, la Chine a continué de mener des exercices militaires conjoints avec la Russie : en mer de Chine orientale fin 2022, au large des côtes sud-africaines en février 2023 (avec l’Afrique du Sud), au large du golfe d’Oman (avec l’Iran) en mars. La visite de Xi Jinping à Moscou en mars a consolidé le soutien politique mutuel entre les deux pays, face à ce qu’ils considèrent être la menace des « révolutions de couleur ». Les deux pays se soutiennent dans leur opposition à tout changement de régime, en premier le leur. En parallèle, Pékin et Moscou condamnent tous les deux l’existence de l’AUKUS (l’accord de coopération militaire entre les Etats-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne), de stratégies « indo-pacifiques » et de l’OTAN — dont ils se sont dits préoccupés par sa présence grandissante en Asie. La volonté commune de créer ensemble un nouvel ordre mondial constitue une des forces motrices du rapprochement. Il existe de réelles convergences politiques et idéologiques entre Pékin et Moscou, des visions compatibles de l’avenir du monde et la désignation d’un ennemi commun. Il est temps d’en prendre acte.

Alice EKMAN est analyste responsable de l'Asie à l'Institut des Études de sécurités de l'Union Eu­ropéenne (EUISS), lauréate du Prix du Livre de Géopolitique 2020.