Pierre Buhler, Ambassadeur de France à Singapour (2006-2009) et en Pologne (2012-2016) Président de l'Institut Français (2017-2020) Chargé d'enseignement à Sciences Po (PSIA)

 

“La guerre, la barbarie et l’irrationnel”

La concomitance du Prix du Livre de Géopolitique avec la guerre faite par la Russie à l’Ukraine souligne, en les confirmant, les prémonitions de deux penseurs de l’ordre du monde lauréats du Prix Spécial du Jury, Thérèse Delpech, à titre posthume, en 2013 et Yves Lacoste, en 2014. La première, normalienne agrégée de philosophie convertie à la réflexion stratégique, avait tour à tour publié L'ensauvagement : essai sur le retour de la barbarie au xxie siècle (2005) puis L'appel de l’ombre : puissance de l'irrationnel (2010). Le second, Yves Lacoste, le géographe qui a réhabilité la géopolitique – et fondé l’Institut Français de Géopolitique – avait, en 1976, publié un essai au titre provocateur, La Géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre.

Ces ouvrages apportent, par leurs titres, certes, mais plus encore par leur teneur, quelques clefs de compréhension des ressorts profonds et des modalités d’une entreprise que de précédentes initiatives de la Russie avaient annoncée, avec la guerre en Géorgie (2008), puis dans le Donbass, précédée par l’annexion de la Crimée (2014), mais aussi l’intervention, plus au loin, en Syrie. Elles n’avaient été, à chaque fois, analysées, avec une constance dans le déni, qu’en termes de revendications limitées déclenchées par des circonstances contingentes. Or elles s’inscrivaient dans une démarche dictée à la fois par les lignes de force de la géographie – le complexe obsidional de la Russie – et la quête incessante d’une « sphère d’influence », en clair d’un contrôle politique de son voisinage et d’au-delà.

Et si la « barbarie » n’a jamais vraiment pris congé, à la faveur de la fin de la Guerre froide, pendant la dernière décennie du XXe siècle, elle s’est réveillée dès le début du siècle suivant avec la déliquescence d’un ordre international qu’on avait espéré, après un demi-siècle de paralysie, consolider et rendre fonctionnel par la règle de droit et le multilatéralisme. Mais sous les coups de boutoir de puissances « révisionnistes », qui estiment que les règles qui les contraignent ont été écrites alors qu’elles n’étaient pas en position de force, la corrosion de cet ordre n’a pas connu de répit, et encore moins d’inversion, libérant les instincts du monde décrit par Hobbes. Des instincts que « la puissance de l’irrationnel » rend plus imprévisibles encore.