“Submersion”

bruno patino

Le regard de
philippe langenieux-villard

« Nos yeux ne se ferment plus, nous sommes devenus des papillons ! »

Notre connexion permanente aux écrans sous toutes leurs formes sont en train de nous noyer sous une propagation folle d’informations, d’images, de publicités, de messages, qui, loin de nous libérer ou de nous augmenter, nous asservissent et nous perdent.

Dans cet essai d’une remarquable lucidité, Bruno Patino multiplie les preuves de notre soumission à la machine, à l’intelligence artificielle et à notre illusion d’être puissants quand, en vérité, nous ne faisons plus qu’obéir à des algorithmes.

« Nous touchons nos écrans plus de 600 fois par jour » et nous sommes frappés d’« infobésité », c’est-à-dire d’un excès dangereux d’informations. Comment choisir parmi les 100 millions de titres d’Apple Music qui s’enrichit de 100 000 nouveautés par jour ? Et de YouTube, qui propose 500 heures de nouvelles vidéos chaque minute! « Notre curiosité s’étiole à cause de l’immensité de l’offre » observe Bruno Patino.

Comment choisir ? Le peut-on ? Ne sommes-nous pas en train de perdre notre libre arbitre, et au lieu de penser que nous accédons à la liberté totale, il faut admettre que nous devenons des insatisfaits permanents…

« Nous nous éparpillons alors que tout, autour de nous, se fragmente »

En déléguant à la machine, nous avons perdu nos réflexes. Plus besoin des étoiles, des boussoles ou des cartes avec le GPS. Mais le GPS qui s’offre comme un serviteur et parfois même comme un sauveur, devient aussi notre maitre et notre servitude.

Bruno Patino, dès les premières pages, nous rappelle HAL, l’ordinateur de 2001, l’Odyssée de l’espace, qui prend le contrôle du vaisseau spatial et se retourne contre les cosmonautes…

Alors, pouvons-nous encore retrouver notre liberté de penser, de juger et de décider ? L’intelligence artificielle ne nous laisse-t-elle pas comme seul champ de liberté celui des activités physiques, puisqu’elle se substitue à nos mémoires, à nos efforts de calcul ou à nos désirs d’écriture ? Et quels sont nos « contacts » avec Internet, qui simule juste l’expérience d’être au milieu d’un groupe ? Où sont nos liens véritables avec l’Autre ? D’autant que cet autre est bien souvent choisi par la machine davantage que par nous même, puisqu’elle définit notre « profil » et l’utilise à des fins douteuses. Les opérations de déstabilisation politique, les intrusions commerciales dans notre vie privée, témoignent de la puissance et du danger des « réseaux » et de notre propre fragilité.

Se peut-il que notre société s’épanouisse  dans ce monde étrange où nous avons confiance dans des algorithmes dont nous ne comprenons rien, et en même temps, une méfiance grandissante à l’égard des institutions qui devraient pourtant nous rassurer, comme les médias, l’enseignement et même l’institution politique !

« Notre rêve s’apparente à un cauchemar » conclut Bruno Patino qui nous rappelle opportunément que le « cloud », ce fameux « nuage » ainsi que le l’ont dénommé les concepteurs d’Internet, n’est en fait qu’une « infrastructure physique fait de lignes téléphoniques, de fibres optiques, de satellite, de câbles sous-marins et de gigantesques entrepôts ».

Ouvrage d’alerte, « Submersion » mérite d’être largement diffusé auprès de tous les adeptes irascibles d’Internet, de ceux qui cherchent à table la réponse à une question en dégainant leur portable à tout bout de champ, de ceux qui ne peuvent plus rentrer chez eux sans le GPS, de ceux qui croient connaître beaucoup de monde, seuls, sur leurs canapés, sans même remarquer le changement des saisons… 

« Submersion », Bruno Patino, Éditions Grasset