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Le naufrage des civilisations

Grasset

 

Le naufrage des civilisations est le récit d’un passeur.

En cherchant à comprendre le déplacement, dans le monde arabe, de sociétés cosmopolites, libérales et plurielles, à des sociétés nationalistes, autoritaires et homogènes, Amin Maalouf nous plonge dans un Eden, celui de son enfance, de l’Egypte et du Liban puis des autres parties du Levant, de l’Orient arabe… et dans un chaos, celui de ces dernières décennies, celui dont il est à la fois le témoin et le spectateur.

Ces deux univers se succèdent, dans un récit linéaire, quasi-chronologique, structuré en quatre parties : du “paradis en flammes” (partie I) au “monde en décomposition” (partie IV). Mais l’auteur, dans ses analyses, les entremêlent, elles sont indissociables. Comment expliquer la nouvelle ère qui s’ouvre en Egypte en 1952, la “révolution de 58” au Liban, puis les événements qui suivent jusqu’à la révolution conservatrice de 1979 ? L’idée de basculement ou de révolution du monde arabe autour de l’année 1979 est un confort, ou plutôt un point de départ, pour l’esprit.

En explorant ces “paradis” culturels, qu’il nous décrit et nous raconte, ces paradis terrestres “où avaient pu éclore, pour un temps, des fleurs délicates, nées de rencontres rares, entre diverses langues, diverses croyances, divers savoirs, diverses traditions”, Amin Maalouf vise les origines les plus récentes de cette transformation. Il nous propose d’identifier la faute ou le vice originel de ces expériences, finalement éphémères, de sociétés diverses, hétéroclites et harmonieuses. Ce monde arabe aurait pu être protégé et transmis, pour les générations suivantes, il aurait pu servir de modèle, pour les sociétés ailleurs. Il a été détruit. Par le ressentiment ou la rage, l’intolérance ou l’insuffisance, dans tous les cas des “myopies” humaines.

Cette disparition explique cette “mélancolie transmise dans l’enfance” à l’égard de cet idéal passé, de ces souvenirs et cette transmission sensorielle, subjective aussi, subtile surtout. A l’image de l’essai que nous propose l’auteur. C’est certainement ce qui fait la densité de l’analyse et la générosité du récit. Une lecture qu’on pourrait considérer seulement utile, nécessaire même. En réalité elle apparaît difficile à contourner, l’auteur sait en convaincre, si l’on veut comprendre ces décennies de révolution ou de “dérèglement” du monde arabe et, avec lui, du monde global.

Il s’agit d’un essai sur la démocratie et la modernité, et un plaidoyer en faveur d’un mode de vie. On pourrait considérer simplement ce mode de vie comme un souvenir, une exception, un miracle peut-être, et l’universalisme de l’académicien dépassé. Et la qualification même de plaidoyer comme déplacée ou abusive, dans un livre qui inscrit son champ lexical dans celui du naufrage pour décrire le monde contemporain et l’avenir. Mais chaque événement récent semble conforter les sentiments et renforcer l’analyse de l’auteur. Ce livre ouvre sur le monde, qu’on le lise depuis l’Occident ou le Levant. Il nous rappelle la place structurante des “allogènes” dans une société harmonieuse, nous avertit du caractère central du sort des minorités pour la stabilité d’un pays, et nous alerte sur les dangers, in fine géopolitiques, des combats identitaires.

Ce livre nous permet de conserver ces souvenirs et ces idées. Savoir que ces paradis peuvent exister.

Edward Chekly