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Marc Crépon

Directeur du département de philosophie, École Normale Supérieure 


Une exigence de solidarité 

L’historicité de la République tient à la façon dont, confrontée à de nouvelles épreuves, elle réinvente l‘équilibre et l’accord entre les trois termes de sa devise, la liberté, l’égalité et la fraternité, sans que la défense de l’un de ses principes se retourne contre les autres. La nouveauté des enjeux est à la mesure de ce qui, dans une situation historique donnée, économique, sociale et politique, fragilise ou compromet cet accord et cet équilibre. Ainsi en est-il des grandes crises internationales. C’est peu dire qu’aujourd’hui la menace terroriste constitue la nouvelle donne, source d’un nouveau défi. Car ce n’est pas seulement à la sécurité immédiate des citoyens qu’elle s’en prend, c’est au moins autant leur confiance minimale dans la capacité des valeurs et des principes républicains à leur permettre de vivre ensemble qu’elle vise à détruire. La répétition des attentats terroristes est d’autant plus redoutable, en effet, qu’elle distille dans la société le poison des passions négatives : la peur, la défiance, le ressentiment, sinon la haine, qui sont autant de ferments de division. 

Le trait commun des trois termes de la devise républicaine est que chacun d’eux peut être pensé comme la protection d’un lien. La liberté garantit la sûreté et la sécurité de celui qui lie les citoyens aux gouvernants. L’égalité défend que les droits dont bénéficient les uns s’exercent au détriment des autres, elle les rassemble en les soumettant à la même loi. La fraternité enfin transcende les appartenances communautaires pour étendre à tous le soin que les citoyens se doivent les uns aux autres. Elle a pour forme concrète l’accueil et le secours. La force de la République réside alors dans la façon dont, envers et contre tout, elle préserve la cohérence de ces trois liens. Un terme suffit à en rappeler l’exigence : la solidarité. Si elle constitue un enjeu majeur, c’est qu’elle est à double face. Elle désigne d’abord la prééminence nécessaire du bien commun, quand il contrarie des intérêts particuliers, fussent-ils communautaires. Mais elle implique aussi la défense principielle de ces mêmes intérêts, quand ils ne heurtent en rien l’intérêt général. 

Significative est à cet égard la question controversée de la laïcité. Comme la liberté, l’égalité et la fraternité, elle se doit d’être solidaire. L’enjeu est de faire en sorte qu’elle reste le remède dont nous avons besoin contre d’éventuelles pressions communautaires, pour continuer de construire, autant que faire se peut, une société paisible et harmonieuse ; mais c’est aussi d’éviter qu’elle vire au poison qu’elle devient quand elle brandit son principe comme une arme dressée contre telle communauté déterminée. C’est alors, en effet, qu’exprimant une intolérance accrue à l’encontre des pratiques et des coutumes, dont elle devrait au contraire rester attachée à protéger l’expression, elle risque de se retourner contre la liberté, l’égalité et la fraternité. Ce qu’il importe de défendre, c’est donc l’esprit de la laïcité qui est tout le contraire d’un anathème jeté sur les religions : un engagement mutuel, les uns à l’égard des autres, toutes appartenances confondues ; la liberté reconnue à chacun d’inventer sa propre singularité, avec ou sans la religion, dans le respect des lois de la République. 

Marc Crépon 

Directeur du département de philosophie, École Normale Supérieure